2011/01/11

UN THÉ CHEZ MADAME SWANN

                                                                                     photo by a student at Sophia University




Hélène Cécile GRNAC


     A la recherche du temps perdu de Marcel Proust nous offre bien des pages inoubliables pour leur profondeur et leur beauté. Ses lecteurs en relisent souvent avec émotion. Certaines ne sont pas forcément les pages si célèbres de la madeleine trempée dans la tasse de thé, du chemin des aubépines ou de la petite phrase de Vinteuil. Il y a aussi, par exemple, des pages étonnantes de pénétration et de poésie dans Le temps retrouvé, sur les expériences extra-temporelles que Marcel a le rare bonheur de vivre : le souvenir de Venise grâce aux pavés inégaux contre lesquels il bute dans la cour de l’hôtel de Guermantes, la serviette empesée au Grand-Hôtel de Balbec, pour ne citer que ces deux cas. Elles lui donneront la force de pouvoir enfin croire en son talent d’écrivain. Désormais, il pourra «retrouver le Temps» par l’art de l’écriture. C’est à cette précieuse compagne qu’il voudra consacrer le reste de sa vie.
Il est enfin d’autres pages qui, elles, au contraire, nous laissent un pénible sentiment de frustration, de manque. Nous trouvons regrettable que le narrateur ou l’auteur n’ait pas voulu y mettre un peu de son imagination pour y suppléer, qu’il se soit ainsi laissé aller à cette cruelle insuffisance, lui qui sait si bien tout décrire, chez qui rien ne semble avoir échappé à sa sensibilité si aiguë, qui «radiographiait» les êtres et les choses.

Pour illustrer ce dernier cas, nous avons choisi un passage du volume A l’ombre des jeunes filles en fleurs, dans sa première partie Autour de Mme Swann (Collection Folio-Gallimard, p.161-166). Il semble composé de deux parties très disproportionnées quant à leur longueur parce que la première est très courte, mais le riche contenu potentiel qu’elle propose au lecteur en fait une véritable partie, à notre avis. C’est principalement sur cette partie-là que portera notre article. Elle a quelques lignes seulement et comprend surtout la remarque que fait Odette au jeune narrateur. Etant donné sa brièveté, nous nous permettons de la transcrire ici : Depuis bien longtemps et fort avant ma brouille avec sa fille, Mme Swann m’avait dit : «C’est très bien de venir voir Gilberte, mais j’aimerais aussi que vous veniez quelquefois pour MOI, pas à mon Choufleury, où vous vous ennuieriez parce que j’ai trop de monde, mais les autres jours où vous me trouverez toujours un peu tard.» J’avais donc l’air, en allant la voir, de n’obéir que longtemps après à un désir anciennement exprimé par elle.
     La deuxième partie, elle, qui couvre tout le reste du passage nous invite à aller rendre visite à Odette, avec le narrateur. Pour nous, elle se termine, en fait, un peu avant la fin du paragraphe, quand Marcel, mélancolique, apprécie «les plaisirs si courts de novembre» grâce aux chrysanthèmes du salon d’Odette.

Ce que nous remarquons tout de suite dans la première partie, c’est qu’elle fait converger plusieurs regards sur Odette, la principale intéressée, si l’on peut dire: celui du narrateur adolescent, celui du même narrateur mais adulte, qui fait parler celui qu’il était autrefois, enfin le regard de l’auteur lui-même, qui orchestre tout cela. Tous ces regards s’adressent à elle qui demande à Marcel de venir «pour elle», pas seulement pour sa fille.
    Si ce pronom est écrit en italique, c’est qu’on veut certainement qu’il ait un sens particulier pour Odette quand elle le prononce, pourtant, personne ne bouge, ni Marcel jeune, ni Marcel adulte, encore moins l’auteur. D’après le contexte, Marcel a l’âge de Gilberte, soit environ 15 ans, or il nous dit qu’Odette voulait depuis «longtemps» qu’il vienne surtout pour elle, c’est dire que la présence d’un être si jeune lui est précieuse. Nous aurions aimé en savoir plus sur son insistance, sur cette sorte d’aveu. C’était là une chance de nous faire connaître pour une fois, une Odette plus intéressante, plus profonde.
    Malheureusement, personne ne l’encourage à plus de confidence. Le narrateur adulte et l’auteur ne jugent pas nécessaire de lui laisser une occasion, si petite soit-elle, d’ouvrir son coeur au jeune homme, de se montrer tout autre que la demi-mondaine qui fait beaucoup parler d’elle. Même si leur silence est délibérément voulu, comme nous le verrons plus tard, nous le trouvons bien regrettable et presque insultant pour elle.

Sans aller dans une profonde analyse de son âme, ne pouvaient-ils aider le lecteur à imaginer Odette, heureuse que pour une fois, la seule peut-être dans sa vie, on porte sur elle un regard admiratif et adorateur sans qu’on lui demande rien et sans qu’elle non plus demande quoi que ce soit sinon une présence, celle de l’être qui est le seul qui l’ait jamais regardée ainsi? C’est un regard empli d’un immense désir de s’initier à l’amour, mais en même temps pur parce que celui qui le lève vers elle ne sait encore presque rien de la vie. Un regard dont l’or n’est pas encore terni par les souillures du temps. Ce regard-là ne peut-il l’émouvoir profondément?
    Odette se doute bien que l’adolescent est plus amoureux d’elle que de sa fille. Que tout ce qui touche à l’amour le bouleverse et le fascine, que ses sentiments tout neufs s’affolent entre deux femmes. Gilberte, encore enfant comme lui et qui le fait souffrir inutilement et sa mère qui sait tout sur les hommes, qui a une telle expérience de la vie amoureuse, qui sait si bien user de sa redoutable féminité! Alors, quand elle lui confie qu’elle voudrait qu’il vienne pour elle, nous attendions, pleine d’espoir, qu’elle découvre devant lui un peu d’elle-même, ce que son jeune Roméo pourrait comprendre, qui lui servirait pour mieux savoir aimer Gilberte et, plus tard, d’autres femmes. Espoir vain. Proust, comme le narrateur, brutalement, coupe court à toute intimité réelle avec son héroïne. Quelle rudesse!

Dans toute la Recherche ou presque, Odette est vue de l’extérieur, toujours par un regard autre que le sien propre sur elle-même. Dans tout Un amour de Swann, c’est le regard jaloux de Swann qui la scrute et qui croit toujours savoir mieux qu’elle ce qu’elle est. Il l’aime, mais d’un amour maladivement possessif et parce qu’il a réussi à voir en elle pour qui il a d’abord ressenti «une sorte de répulsion physique» un Botticelli qu’il affectait particulièrement. Il n’aime donc pas Odette pour elle. D’ailleurs, Odette déteste qu’il la compare au modèle de ce tableau et Swann recommande bien à Marcel de ne jamais y faire allusion devant sa femme.
    Dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs, la première partie s’intitule à juste titre Autour de Mme Swann. On y parle beaucoup de sa beauté, de son élégance incontestable, de son salon qu’elle a ouvert en s’inspirant de celui de Mme Verdurin, laquelle, maintenant, vient prendre le thé quand Odette a son «jour». Mais de son coeur, pas un mot.
    Odette passe toujours pour une femme légère, sans intelligence ni culture et même vulgaire   et superficielle dans ses propos. Elle a bien su profiter des hommes et dans ce même volume elle dira ouvertement «On peut tout faire aux hommes qui vous aiment, ils sont si idiots». Swann la poursuit de ses doutes et respire un peu seulement quand Odette est en compagnie de Charlus. Mais peut-on faire confiance à ce dernier? Swann nous semble bien naïf mais nous le comprenons. Il faut bien qu’il compte sur quelqu’un de «r», qu’il s’invente un ami «fidèle» pour se reposer de temps en temps de l’anxiété douloureuse et épuisante que provoquent en lui les investigations quasi-policières qu’il mène incessamment pour tout savoir sur son amante. Après la mort de Swann, Odette épousera Forcheville dont Swann fut si jaloux puis deviendra la maîtresse du duc de Guermantes, qu’elle trompera, lui aussi. Mais dans Le temps retrouvé, elle confie au narrateur qu’elle a vraiment aimé Swann. Marcel a du mal à la croire et… nous aussi.
    Les charges contre Odette sont accablantes. C’est une grande cocotte incurable, soit. Mais Swann, grand connaisseur de femmes, n’a jamais eu la force de la quitter. Pourtant, elle n’était pas du tout «son type de femme». Il a réussi à transfigurer son visage, à l’éclairer d’une lumière qui a su rendre jolies «les joues qu’elle avait si souvent jaunes, languissantes, parfois piquées de petits points rouges.» Alors, même s’il l’a inventée pour lui, sur mesure, même si tout chez lui n’a été que projection d’un fantasme tenace, on peut conclure justement qu’Odette a été une créature merveilleuse puisqu’elle a fait de Swann son «créateur». Il rêvait d’écrire une étude sur la peinture, mais n’est-ce pas elle, en fin de compte, la création sur laquelle il a travaillé des années?

Proust, dit-on, n’a peint aucune femme de l’intérieur parce qu’elle est, selon lui, un «être de fuite». On ne peut l’approcher que comme objet, jamais comme sujet. Il n’a fait que deux exceptions : sa grand-mère et surtout sa mère. Pourquoi cette sorte de discrimination pour le reste de l’humanité féminine?
    L’être humain, homme ou femme n’est-il pas en soi un «être de fuite»? Dès l’instant où l’un rencontre l’autre, l’illusion ne commence-t-elle pas? Il ne peut pas en être autrement, d’ailleurs. En particulier dans ce qu’on appelle l’amour. La fusion totale physique et spirituelle ne durant qu’un éclair, ce millionième de seconde pendant lequel le couple est sorti du temps ou plutôt vit une sorte de temps pur. Après, c’est le retour au temps normal. On ne parle plus jamais le même langage. Le regard de l’un sur l’autre est déjà faussé, déformé par la morsure inéluctable du mouvement vital qui suit fatalement son rythme sans cesse modifié, sans cesse bouleversé. Cet accord exceptionnel ne peut s’appeler l’amour parce qu’il est trop fulgurant. Ou alors c’est l’amour absolu au sens total de ce terme, mais il meurt sur le champ si on veut lui attribuer quelque valeur temporelle.
    Le seul moyen de le retrouver intact c’est de faire justement l’expérience du «temps retrouvé» comme le narrateur avec la petite madeleine, la serviette empesée de Balbec ou les pavés inégaux qui le font «revenir» à Venise. Si l’on s’obstine à vouloir le garder, il doit se matérialiser, se fixer dans une masse. Il prend alors la forme du souvenir et s’alimente en permanence de sentiments comme la tendresse, l’affection, l’habitude qui sont beaux en soi mais absolument insuffisants pour nous rendre «heureux». Nous acceptons de vivre avec eux parce que nous savons bien que l’extase permanente est impossible. Mais ils compensent difficilement le vide intolérable qui nous habite une fois que ce feu si mystérieux et peut-être sacré s’est éteint. Et ces sentiments-là, aussitôt nés, sont attaqués par la rouille du Temps. Ils se transforment fatalement en tout ce que l’on veut sauf ce qu’ils sont sensés être. Nous commençons à nous sentir incomplets, malheureux et notre âme se déforme dans le jaloux, le possessif et l’irascible.
    Tout ce que nous venons de dire sur la quasi-impossibilité de se connaître, de garder l’ Autre, le narrateur ou l’auteur le sait très bien. L’être humain est une matière vivante, donc, insaisissable. Comme le mercure, il nous glisse sans cesse entre les doigts.
Alors, pourquoi ne pas laisser parler Odette ou Albertine ou encore Oriane? Pourquoi ne pas descendre dans les profondeurs, si énigmatiques et si peu dignes de confiance soient-elles de leur être intime? Pourquoi Marcel accorde-t-il ce privilège seulement à celles qui sont du même sang que lui, avec qui il vit depuis qu’il a vu le jour? Croit-il vraiment qu’il les connaît, lui qui nous a démontré si brillamment que tout est question de subjectivité, que tout se passe dans la tête? S’il parle avec tant de chaleur de sa mère et de sa grand-mère, n’est-ce pas parce qu’il est tout simplement complètement habitué à leur présence, qu’il respire à travers elles, dirait-on? Elles sont à ses pieds, prêtes à tous les sacrifices pour qu’il soit heureux. Il les domine tout naturellement, avec une douceur qui s’avère être, mine de rien, un despotisme inébranlable. Il n’a pas à se remettre en question devant elles, ni non plus à douter d’elles. Il est indiscutablement le fils et le petit-fils qu’il faut protéger parce que fragile de santé et trop sensible de coeur. Il vit dans un cercle bien fermé, dans un cocon bien chaud qu’il ne veut surtout pas quitter. Le monde extérieur avec lequel il faut se battre pour tenir debout lui fait peur. Alors, les autres femmes, celles de ce monde-là, il les redoute plus que tout parce qu’il faut qu’il aille vers elles, qu’il les entoure de son amour, de son affection. Jusqu’à présent, sa mère et sa grand-mère lui accordaient tout ce qu’il désirait, faisaient en quelque sorte tout le travail pour lui, le mouvement était en sens inverse.
    Parler d’une femme autre que ces deux-là, c’est affronter un être vivant tout à fait inconnu ou presque. Au lieu que ce soit une expérience extraordinaire, un saut inouï dans une autre sorte d’amour, c’est une épreuve pour le narrateur, c’est trop lui demander. Comme nous l’avons déjà souligné dans un article précédent (cf. Marcel et le baiser de maman), Marcel veut avant tout être aimé plutôt qu’aimer. Il cherche démesurément à posséder plutôt qu’à donner. Il a un respect infini pour la femme dont il est né parce qu’il est sorti d’elle comme de par la volonté de Dieu, mais pour les autres femmes cela lui demanderait trop d’énergie d’essayer de les comprendre. Et nous sentons alors un manque essentiel d’empathie pour elles, comme si Marcel, pourtant si sensible, si féminin, si délicat, avait voulu garder toutes ces qualités, si belles justement chez un homme quand il s’en sert envers une femme, pour lui tout seul. Au lieu que ces qualités-là l’aident à pénétrer dans l’univers féminin pour le découvrir et s’enrichir à son contact, on dirait qu’elles le bloquent. C’est comme si elles lui faisaient honte ou plutôt le gênaient parce que, du coup, son identité étant trop semblable à celle de la femme, il se sentirait diminué dans sa virilité. On peut comprendre alors qu’il ait peur et se sente désarmé au moment de rencontrer une amante potentielle ou encore qu’elle l’indiffère et l’ennuie même. On peut encore supposer le contraire : c’est que la féminité de la femme étant fondamentalement trop différente de la sienne, elle le fera reculer.

D’aucuns diront que derrière le narrateur, qui, en principe, n’est pas homosexuel, transparaît inévitablement l’auteur qui, lui, l’est. De là viendrait son incapacité à voir les femmes «du dedans». L’argument se défend mais n’est pas suffisamment convaincant, à notre avis. Prenons l’exemple d’une grande écrivaine, Marguerite Yourcenar. Elle était aussi, comme l’auteur, une «invertie sexuelle» pour reprendre l’expression de Proust. Elle a, pourtant, peint avec une profondeur étonnante les amours particulières des hommes : l’empereur Hadrien (cf Mémoires d’Hadrien) et d’autres héros : Eric, dans Le coup de grâce, qui n’arrive pas à répondre à l’amour de Sophie parce qu’il aime son frère et aussi dans Alexis, le personnage du même nom qui confie à sa femme qu’il ne se sent pas fait pour aimer une femme, depuis qu’il a été bouleversé par la «beauté» masculine. Nous pensons aussi à Marguerite Duras qui n’était pas homosexuelle mais qui a montré magnifiquement la douleur inconsolable de celui qui essaie désespérément d’aimer la femme mais n’y réussit pas. Il est atteint à jamais de cette «maladie de la mort» qui l’empêche de s’unir à l’autre moitié de l’univers, celui de l’éternel féminin (cf. La maladie de la mort).
    Si Proust se sent plus à l’aise pour parler des amours sodomiques du baron de Charlus ou de Robert de Saint-Loup, par contre il est d’une discrétion bien décevante pour évoquer celles de ses héroines lesbiennes comme Albertine et ses compagnes, celles-là mêmes que Marcel a rencontrées pour la première fois, à Balbec, sur la digue. Pourquoi n’a-t-il pas essayé de nous les faire mieux connaître? Quand il habite à Paris avec Albertine et qu’il commence à se douter de ses moeurs, Marcel ne parle d’elle qu’à travers sa morbide jalousie, sa monstrueuse possessivité. Proust ne nous propose jamais un véritable dialogue, non seulement entre les deux jeunes gens, mais entre Albertine et ses amies. La seule conversation consistante que l’on connaît est celle entre Melle Vinteuil, lesbienne aussi, et son amie (cf. Du côté de chez Swann). Sur Albertine, on ne sait presque rien par elle-même. Elle est toujours vue selon Marcel. Force nous est de constater que l’auteur est singulièrement pauvre en imagination et en chaleur humaine pour décrire ce genre de relations chez les femmes, qu’il devrait pouvoir mieux comprendre que les amours hétérosexuelles. Ne dit-on pas aussi que les homosexuels comprennent les femmes bien mieux que les autres hommes, parce qu’il n’y a plus ce rapport de force qui, en général, mine le couple normal?
    Alors, pour en revenir au narrateur, notre impression a du mal à changer. Au fond, Marcel et, derrière lui Marcel Proust, manquent quelque part de générosité intellectuelle et de coeur pour aborder une femme et l’aider à se confier à eux, sans réserve. C’est parce qu’ils nous semblent atteints, tous les deux, d’une sorte d’inertie profondément collée à tout leur être, de paresse solidement ancrée en eux qui leur coupent tout élan vers le sexe opposé, une sorte de malformation congénitale du coeur qui les empêche de sortir d’eux-mêmes. Mais contre ce mal, ils ne peuvent rien. Parce qu’ils sont probablement inconscients de son origine qui est peut-être la lucidité. Une sorte de certitude infaillible des limites humaines, en particulier dans l’amour, dans notre relation avec l’autre. Cet état de chose, c’est leur instinct le plus profond, le plus enfoui en eux qui le sait, qui comprend cette vérité et leur dicte ce comportement qui nous semble si égoïste.

Finalement, ne serait-ce pas la mère, la seule présence féminine qu’ils soient capables de tolérer? En dehors d’elle, les femmes semblent les rebuter, ils ne savent pas comment s’y prendre avec elles. Surtout avec une femme comme Odette qui en se donnant à beaucoup d’hommes, est celle qui sait le mieux assumer la féminité dans son essence, qui sait le plus naturellement profiter de ce don ontologique et exiger beaucoup d’eux. Elle est donc aussi celle dont les contours intimes du caractère sont les plus difficiles à imaginer, parce qu’elle «se déshabille pour un homme» quand l’ «honnête femme», elle, «s’habille pour le monde». Pauvre Odette! Si elle avait rencontré une Marguerite Duras (pour parler encore d’elle), dont tous les romans ou presque sont parcourus par le souffle dévorant de l’amour absolu ou scandaleux, elle eût été absoute sans le moindre doute et eût incarné une héroïne aussi merveilleuse, sinon plus, qu’Anne-Marie Stretter qui «se donne à qui veut la prendre» (Cf. India song).

Mais si Proust refuse de donner la parole à Odette, pourquoi ne la donne-t-il pas au jeune narrateur, à Marcel qui a 15 ans, qui tomba amoureux fou de la «dame en rose»(Odette), rencontrée quelques années auparavant chez l’oncle Adolphe? Pour lui qui n’est pas encore en mesure de comprendre que l’amour est une vue de l’esprit avant tout et qu’il est impossible de le garder jalousement, tout est possible. Pour lui, surtout pendant sa brouille avec Gilberte, c’est une grande joie d’aller chez les Swann tous les jours. Dès qu’il entre dans leur immense appartement, les parfums de la maîtresse de maison l’enivrent et son coeur d’adolescent veut s’ouvrir aux mystères de l’amour. Odette est la grande prêtresse qui sait tout. Elle représente pour lui un immense territoire vierge qu’il veut éperdument découvrir. Mais comment la voit-il?
     Si nous tenons compte du fait que l’auteur est homosexuel, Marcel voit-il un homme en Odette? C’est possible, mais comme, normalement, le narrateur, lui, n’est pas un inverti, nous pensons que pour lui Odette est l’archétype de l’amante qu’il rêve d’étreindre un jour dans ses bras. Avec qui il vivra toutes les émotions de ce qu’on appelle l’amour. Seulement, est-il capable d’aller jusque-là? Odette respire la féminité, la sensualité épanouie, l’érotisme même, alors, justement, Marcel ne va-t-il pas tout gâcher en ne manquant pas de la confondre avec sa mère à cause de son attachement viscéral pour cette dernière?
Il s’offre alors deux possibilités au jeune homme. L’une est de voir Odette comme une sorte de mère mais érotisée qui l’aiderait à se détacher de l’amour maternel pour s’ouvrir à un amour pour une autre femme. Car sa mère a, elle aussi, aimé, elle a été amoureuse du père de Marcel. Elle a pu être une amante passionnée pour lui. L’autre possibilité est que Marcel n’a pas la force de «quitter» celle qui lui a donné la vie. Il va alors enfouir en lui son violent désir pour Odette à cause de sa mère. Parce qu’il se persuade que pour elle il ne doit pas se tourner vers une femme, qui plus est, de mauvaise réputation, mais surtout parce qu’il pense qu’il ne doit et ne peut aimer que sa mère.
     Là encore, Proust impose un silence peureux et prudent à son jeune narrateur, alors qu’il aurait pu écrire des pages folles, magnifiques, sur les rêves insensés mais touchants du jeune amoureux d’Odette, lui faire dire des choses merveilleuses parce qu’impossibles à réaliser justement. Et aussi des choses terribles, comme de vouloir se révolter contre cet amour fatal qu’il éprouvait pour sa mère, qui sait? A sa mort, Proust laissera soixante-quinze cahiers d’esquisses, mais il aurait demandé à sa gouvernante, Céleste Albaret, d’en brûler une trentaine. Alors, il est permis de penser que ceux qui ont péri dans les flammes contenaient les aspects les plus contradictoires, les plus torturés et les plus ténébreux de l’âme de Marcel, ses désirs les plus inimaginables qui soient…
     Bref, le jeune Marcel n’a pu laisser parler son coeur plein de sentiments pour la mère de Gilberte. Au lieu de cela, il continuera de rendre visite à Mme Swann, comme si de rien n’était, tout à fait protocolairement. Et chaque fois qu’il sera devant elle, son «amour» pour elle se déploiera en une belle colonne d’érotisme et de désir. Intense mais statique et comme inanimée parce que Proust en a décidé ainsi, elle brûlera entre eux deux mais sans jamais les toucher.

Dès qu’il quitte ses parents pour «faire à Mme Swann une visite», il nous est difficile d’imaginer que c’est le jeune Marcel de 15 ans qui va longuement décrire l’appartement où elle reçoit ses amants. Nous visitons tous les recoins de son «jardin d’hiver» avec le narrateur qui parle maintenant comme un adulte. Il a beau nous faire imaginer la maîtresse des lieux dans une profonde et délicate intimité, au milieu de ses belles vasques emplies de violettes de Parme, dans son beau salon «douillettement capitonné», merveilleusement vêtue, nous ne pouvons nous empêcher de constater qu’il a définitivement choisi de peindre la femme comme un objet, pas comme un sujet. Et ces pages si bellement descriptives ne font qu’intensifier notre sentiment de frustration. Nous n’en voulons pas à Marcel, mais…



 novembre 2005 à Tokyo


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