2011/01/08

SUR LES TRACES DE FRANÇOISE, DERRIÈRE CÉCILE

                                                   à Ikenoue, Setagaya       photo by Masaki SURUGA
     




      Hélène Cécile GRNAC


      La disparition de Françoise Sagan, en septembre 2004, a été l’occasion, pour moi, de la redécouvrir. Très absorbée par le monde de Proust notamment et les oeuvres d’autres auteurs français ou étrangers, je l’avais rangée tout en haut d’une étagère, pensant que je ne la relirai pas avant longtemps. Et à part BONJOUR TRISTESSE et encore un ou deux autres romans, je l’ai laissée bien tranquille pendant de nombreuses années. Aujourd’hui, je parcours avec beaucoup d’intérêt et d’amitié tout ce qui la concerne : ses oeuvres, des biographies, des interviews retrouvés dans de vieux journaux et revues. Je garde encore aujourd’hui un souvenir exquis de son théâtre que j’ai eu la chance d’apprécier, à Paris, quand j’étais étudiante. Un théâtre plein de délicatesse, de gravité mêlée d’une lucidité jamais lourde. C’est ce qu’elle a toujours su éviter: appuyer trop sur les choses de la vie. Elle savait trop bien que toute vérité était trop relative pour que l’on se permette d’affirmer quoi que ce soit et ses oeuvres portent en elles cette compréhension réelle de la vie mais jamais de façon péremptoire. Elle avait fait couler beaucoup d’encre, celle que l’on avait appelée la romancière de «la désillusion», celle qui avait le mieux représenté la jeunesse désabusée du «demi-siècle»(les années 50-60), celle enfin qui avait beaucoup choqué par sa vie jugée, à l’époque, scandaleuse, parce que trop libre pour une France bourgeoise qui se mourait d’ennui. Alors, que puis-je dire sur ce «petit monstre sacré»(François Mauriac) qui a si simplement mais si bien décrit la belle mélancolie monochrome de Cécile que le piano d’un Erik Satie serait idéal pour l’accompagner? Sur cette écrivaine qui restera légendaire parce que personne n’a jamais pu l’imiter?


     En toute franchise, je la connais trop insuffisamment pour donner d’elle une opinion sûre et pertinente, c’est pourquoi ce que je dirai d’elle, aujourd’hui, ce seront des remarques de simple lectrice. Même si j’ai lu et relu plusieurs de ses oeuvres, j’en garde toujours une impression très floue et j’aurais du mal à souligner ce qui m’a particulièrement plu. Je ne saurais dire pourquoi c’est ainsi. Ou plutôt si: c’est parce que même si ses oeuvres postérieures sont bonnes, c’est BONJOUR TRISTESSE qui reste inoubliable pour moi, qui s’est imprimé en moi et y reste avec tout son relief. Comme pour chaque lecteur, je l’ aime et je la comprends à ma manière. Peu importe, au fond, que ce soit la bonne ou non. Qui peut prétendre savoir vraiment ce que l’auteur a voulu dire? Personne n’est dupe de la force des mots, ils limitent toujours quelque part l’intention profonde de celui qui les utilise. C’est pourquoi, à mon avis, c’est dans ce roman, son premier pourtant, que Sagan a donné le meilleur d’elle-même et a fait comprendre l’essentiel de sa personnalité. Elle l’a écrit à 19 ans, mais elle y a déjà tout mis, semble-t-il. Je veux dire qu’on y sent comment elle voyait la vie avec une certitude infaillible, grâce à son intelligence de vif-argent qui allait tout de suite au-delà des apparences. Mais sa vision si aigue s’exprime toujours avec une douceur très sensible qui rend l’auteur encore plus attachant. Après ce petit chef-d’oeuvre, Sagan m’accroche moins, même si ce qu’elle écrit a gagné en maturité et analyse plus pénétrante de la vie et des êtres. Mais je changerai d’avis sans doute, un jour…      
            

     BONJOUR TRISTESSE est un petit joyau. Un de ces minces bouquins qu’on glisse au fond de sa poche pour l’ouvrir une fois de plus, sur le quai en attendant le train, quand on fait la queue devant un cinéma, pour le relire sans reprendre haleine, avec un bonheur infini aussi bien pour la forme que pour le fond. Les deux s’entrelacent si bien du début à la fin, se mettent si parfaitement en valeur , réciproquement, qu’il en résulte un rythme d’une cadence unique qui vous entraîne irrésistiblement de la première phrase du livre à la dernière. Tout y est très classique, pourtant. L’histoire d’abord, en deux parties. La première où Cécile comprend que sa joie de vivre, de faire les 400 coups avec un père idéal risque de sombrer dans la rigueur morale et les repas aux heures fixes à cause d’Anne qui voudrait fonder une vraie famille à trois. La deuxième partie où Cécile réussit à éliminer celle qui veut lui prendre son père adoré. Au début, pas de problèmes. Bien que Cécile ne manque pas de «se demander si les vacances seraient aussi simples que le déclarait son père.» Puis, très vite, les fissures apparaissent dans cette atmosphère trop superficiellement construite pour durer. C’est la faute du père, qui, totalement irresponsable, ne réalise pas que trois femmes (j’avais oublié Elsa, son amante actuelle)tournant autour de lui, cela ne pouvait rien donner de bon. Seuls témoins du drame devenu inéluctable, une fois que le mécanisme a été enclenché(la décision de Cécile de vaincre Anne à tout prix), le soleil, la mer et le ciel, tous trois magnifiques et immuables, mais impuissants à raisonner la folie humaine. Ensuite, les personnages , très classiques aussi dans le sens où chacun est très gentil et charmant mais dès qu’il s’agit de sacrifier un peu de son amour-propre et de son égoisme, c’est autre chose.Voilà pour le contenu qui, somme toute pourrait nous sembler banal, déjà lu quelque part s’il n’y avait pas le style de Sagan. Un style sans bavures, choisi avec un instinct incroyablement sûr pour un écrivain en herbe de 19 ans, qui a écrit BONJOUR TRISTESSE, un été, pour s’amuser ou presque. Où l’on chercherait en vain un mot inutile ou décoratif pour peindre ses héros, leurs actes ou même le paysage dans lequel ils évoluent. C’est dit dans une écriture concise, claire mais si dense que tout se grave à jamais, dirait-on, dans la sensibilité du lecteur qui comprend alors qu’il a une merveille devant lui. Comme un long et beau poème libre. Les phrases , très courtes bien souvent, coulent devant ses yeux, comme une eau claire et dansante, dans un murmure lumineux, irradiant, soulignant, paradoxalement, la gravité croissante de leur contenu jusqu’à la fin, tragique, mais que Sagan résume avec une sobriété magnifique. Personnellement, chaque fois que je relis ce petit roman d’à peine 150 pages, je pense que l’intrigue qu’il raconte a bien de la chance d’être décrite avec une forme si parfaite et chaque fois, je constate que , pour moi, Sagan, c’est l’élégance de sa plume, une élégance pudique dans les sentiments et les mots, mais qui en dit suffisamment.Très subtile, grâce, en particulier à ses adjectifs où elle excelle, que ce soit pour peindre le physique, le moral de ses héros ou encore le milieu ambiant. Les adjectifs de Sagan sont étonnants de simplicité mais contiennent tant de nuances possibles qu’ils forcent sans cesse mon admiration. Je pourrais en citer plusieurs, tous si heureusement choisis, mais j’en donnerai seulement un, une couleur: «Elle(Anne) me cria d’entrer. Je m’arrêtai sur le seuil. Elle portait une robe GRISE, d’un GRIS extraordinaire, presque blanc, où la lumière s’accrochait, comme, à l’aube, certaines teintes de la mer.» Tout la beauté d’Anne et celle de sa toilette sont parfaitement comprises dans cet unique épithète. Quand j’ai lu ce roman, la première fois, j’ai admiré que Cécile qui n’a que 17 ans ( et Sagan, 19) ait pu être éblouie par cette couleur, qu’en principe on n’aime pas beaucoup à cet âge-là. Il y aurait encore beaucoup à dire sur les qualités indéniables de cette oeuvre, mais je terminerai ces lignes avec ce qui fut ma toute première impression sur CÉCILE. Impression qui fera sourire, sans doute…         


      A vrai dire, quand j’ ai lu cette oeuvre la première fois, c’était à l’école, j’étais donc très jeune et je l’ai aimée très moyennement. Parce que j’étais trop sérieuse pour mon âge. Je prenais toutes les choses avec une lettre majuscule. Je ne me souviens plus si j’ai alors trouvé CÉCILE égoiste ou cruelle, mais je sais que j’ai admiré son énergie, son extraordinaire instinct de vie qui la rendait capable de comploter avec ELSA pour garder son père pour elle seule en éliminant ANNE, d’aimer CYRIL sans vraiment l’aimer, de nager avec tant de bonheur, d’absorber par tous ses pores, l’or brûlant du soleil, bref de laisser si bien éclater la jeunesse de ses 17 ans. J’étais alors moins âgée qu’elle, mais mon univers n’était pas du tout le sien. D’abord, le soleil me déprimait et j’étais en train de me dessécher sur Schopenhauer. C’est tout dire. Je ne sais pas pourquoi c’est ce philosophe que j’avais choisi pour me torturer la cervelle et ma pauvre âme. Je sais seulement que c’est bien sur lui que j’avais jeté mon dévolu pour trouver un sens à ma vie!  Je devais le comprendre vraiment à MA manière qui n’était sans aucun doute pas la meilleure. Ah, il y en avait un autre encore, Sartre, avec sa fameuse NAUSÉE, que d’ailleurs je relis souvent mais qui m’a alors marquée pour la vie. C’était donc déjà assez traumatisée que j’essayai de vivre ce que CÉCILE vivait si pleinement, avec tant de joie ou de colère. Mais je reconnais que cela m’était absolument impossible. Comment faisait-elle pour, et réfléchir brillamment sur Pascal et Bergson et ne penser qu’à nager et s’amuser dans les bars, tous les soirs?! A sa place, avec mon caractère, je n’aurais pu supporter de passer ainsi mes vacances. Non pas que nager et s’amuser soient mauvais, là n’est pas du tout la question. Mais parce que j’aurais terriblement souffert à cause du paysage trop… métaphysique pour moi. Tous les jours, tout l’été, dès le lever, devoir affronter un soleil accablant d’or, une mer au bleu engloutissant, un ciel vertigineusement toujours bleu, toute cette beauté aurait été intenable parce qu’elle m’aurait sans cesse fait poser des questions sur le sens de la vie, de la mort, de ce qu’il y avait avant que l’univers soit etc, etc…Et comme cette nature si grandiose dans sa nudité ne m’aurait jamais répondu, naturellement, je me serais profondément ennuyée du fait même d’être sur terre , j’aurais trop senti le vide de mon existence. Et alors rien n’y aurait fait, surtout pas d’aller me dorer sur la plage, de lutter contre Anne, ni même d’aimer Cyril. Même l’amour ne m’aurait pas guérie de ma soif inextinguible de savoir…ce qu’on ne pourra jamais savoir. Il me semblait alors que mon désarroi et ma solitude existentielle se seraient multipliés, proportionnellement à l’immensité du ciel et de la mer. Je me serais sentie aspirée douloureusement mais pour ne rien obtenir de ce que je cherchai par cet infini de bleu si merveilleux mais si décourageant, qui ne m’aurait laisser un peu de répit que par temps de pluie! J’aurais alors voulu qu’il pleuve tous les jours pour refroidir ma tête bouillonnante et me sentir un peu mieux sur la Terre. Bref, je n’aurais plus eu d’énergie pour mener une vie de Parisienne venue dans le Sud se défoncer pendant ses vacances. Comment faisait-elle, Cécile, pour communier si bien avec tout cela? Avec les philosophes du bac qu’elle devait repasser en octobre et tous les plaisirs de la vie? Je l’enviai sincèrement d’être si simple, si saine, si matérielle, de se sentir si heureuse et de pouvoir dire: « je m’ allongeais dans le sable, en prenais une poignée dans ma main, le laissais s’enfuir de mes doigts en un jet jaunâtre et doux, je me disais qu’il s’enfuyait comme le temps, que c’était une idée facile et qu’il était agréable d’avoir des idées faciles. C‘était l’été.»            


     Les années ont passé. Mais ce dont je me souviens parfaitement et avec un sentiment très vif encore aujourd’hui, c’est qu’une fois le livre fermé après cette première lecture, ce n’est pas l’histoire ni les personnages que j’ai d’abord retenus, ni la forme. C’est son paysage qui continua très longtemps de me parler, de me bouleverser.Quand, bien des années plus tard, j’ai pu voir l’adaptation cinématographique de ce roman, j’ai ressenti très fortement un grand vide dans le paysage, cette même souffrance intérieure qui me labourait à nouveau. Aujourd’hui encore, j’y suis très sensible. Sans doute parce que je suis toujours mordue de métaphysique mais ça va un peu mieux..J’ai réussi à l’aimer plus littérairement, en quelque sorte.… Dans BONJOUR TRISTESSE, ce qui frappe d’abord, c’est le contraste entre Paris et le lieu où Cécile passe ses vacances. L’héroine est pressée de quitter la capitale «pour se laver de toutes ses ombres , de toutes ses poussières ». C’est tout ce qu’elle dira de Paris, mais cela suffit pour nous laisser imaginer le reste. De cette grisaille sale, qui vous prend aux poumons et qu’on devine permanente, nous descendons vers le Sud, vers la lumière et la pureté du ciel et de la mer. Là aussi, le contraste violent par rapport à la capitale, avec quelques mots seulement pour décrire la beauté méditerranéenne, quelques couleurs dominantes: le blanc éclatant de la villa, le vert reposant des pins du petit bois qui la cache de tout regard indiscret, l’or du sable de la petite crique où Cécile aime aller se baigner, le roux des rochers sans oublier une note musicale, celle des cigales «quand elles frottent l’une contre l’autre leurs élytres.» .Là encore, l’essentiel pour exprimer le maximum, c’est à dire non seulement le bonheur de l’héroine quand elle vient là, mais aussi sa secrète nostalgie que tout va vite passer, est déjà passé dès qu’on en parle. Rappelons-nous CÉCILE- FRANÇOISE laissant couler entre ses doigts les grains de sable, ceux du TEMPS… 

        mai 2005 à Tokyo

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