2011/01/16

A PROPOS DE L’AMANT (de Marguerite Duras)

 à Kyoto       photo by Masaki SURUGA
                                                                        
 
         
      
    Hélène Cécile GRNAC


        La réputation de Marguerite Duras reste celle d’une écrivaine difficile et même ennuyeuse. On peut dire plus exactement qu’à côté de ses admirateurs inconditionnels comme l’a été le compagnon de ses dernières années ( Yann Andréa), nombreux sont les lecteurs qui ayant voulu la lire, ont avoué que franchement ils n’ont pas réussi à accrocher ni à ses histoires ni à son style, que ce qu’elle écrivait, c’était pour les « intellectuels ».
         Il ne faut pas généraliser, naturellement, mais autour de moi, du moins, rares sont les personnes qui ont aimé lire et relire sans se lasser, par exemple, ses oeuvres écrites entre les années 1964 et 1968, les plus difficiles à saisir sans doute, les romans de ce qu’on appelle son « cycle indien » comme Le Ravissement de Lol V. Stein, Le Vice-Consul ( adapté à l’écran par son auteur, en 1974, sous le titre India Song, film-culte, qu’on dit, encore aujourd’hui, fascinant ou insupportable et irritant, c’est selon), La Femme du Gange et L’Amour.
         Dans ces romans-là, Duras exige une attention aiguë de la part du lecteur qui doit savoir lire tout ce que cachent les mots et son style si lapidaire, si fouillé. Mais, d’après elle, ce sont les jeunes qui, étonnamment, ont beaucoup apprécié ces oeuvres  «intemporelles »,(cf. Le Bon Plaisir de Marguerite Duras, émission diffusée sur France-Culture, le 20 octobre 1984).
        On dit enfin qu’elle n’est plus à la mode, qu’on ne la lit plus. Pourtant, revues, essais et thèses sur elle ne cessent de sortir, non seulement en France mais à l’étranger.
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          Il est vrai que ce n’est qu’à partir de L’Amant qui lui valut le prix Goncourt 1984, qu’elle est devenue populaire. Mais déjà dans Un Barrage contre le Pacifique , en 1950, pour lequel, d’ailleurs, elle manqua de très peu le prix Goncourt, elle traitait le
problème familial avec la mère comme figure centrale. Un sujet-obsession, un leitmotiv douloureux que l’on retrouve dans presque toutes ses créations. Selon l’auteur, pour ce roman le prix lui a été refusé parce qu’il critiquait le système colonial, sujet trop brûlant alors, pour les Français. Le film qu’en a fait René Clément, en 1957, n’eut pas le succès de L’Amant .
          Pendant longtemps donc, le grand public, celui qui aime les best-sellers pas trop compliqués, la bouda. Mais L’Amant fut un événement littéraire surtout pour sa coloration autobiographique. L’auteur se raconte. Elle nous parle de choses très intimes de sa vie passée (mais nous savons bien que tout écrivain aime mélanger fiction et réalité) et cela suffit bien souvent à s’attirer la sympathie des lecteurs.
         Enfin, son adaptation cinématographique ( que Duras critiqua beaucoup) contribua largement à le rendre familier à une grande majorité de spectateurs qui se contenteront d’avoir vu le film sans éprouver jamais la curiosité de lire l’oeuvre originale, hélas. C’est pourquoi, quand on évoque ce titre, les gens vous parlent souvent du film, d’abord.     .                  
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          L’histoire de L’Amant est, somme toute, assez simple. Elle se déroulerait aujourd’hui, elle n’aurait plus rien de scandaleux. C’est celle d’une petite Française très pauvre et d’un richissime Chinois. Cela se passe au Vietnam de l’entre deux-guerres, sous l’Occupation française. C’est une histoire d’amour qui finit tristement parce qu’à l’époque, un Chinois même riche n’épouse pas une Blanche. Et c’est ce que l’on retient de cette oeuvre, en général.
        Mais si l’on demande aux gens qui ont lu ce roman ce qu’il ont ressenti en parcourant les premières pages, celles sur le visage et l’ « image émerveillante », beaucoup prennent un air étonné. Ils en ont un souvenir très vague. Pour eux, tout commence vraiment quand l’adolescente descend du vieux bus pour indigènes, s’accoude au bastingage du bac tout aussi vieux qui transporte les voyageurs sur l’autre rive du Mékong et va dans quelques instants voir venir vers elle le Chinois à la belle limousine noire. Ils n’ont pas oublié les scènes de déchirements familiaux mais en gardent une impression lourde et pénible et ajouteront que ce ne sont pas les passages du roman qu’ils relisent volontiers ni non plus ceux du film qu’ils aiment revoir.       
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          C’est pourtant le début du roman qui s’imprime dans notre mémoire. A jamais. Les pages avant la rencontre décisive dans sa vie, de la narratrice, de « l’enfant de quinze ans et demi » avec cet étranger, puisqu’il est chinois.
         Tout le reste est très intéressant parce qu’il pousse à une réflexion sur plusieurs plans ( l’amour et l’argent, l’enfer familial, les Français pauvres des colonies, les colonisés encore plus misérables, la critique sous-jacente de la métropole etc…), mais il sert naturellement à habiller l’histoire d’amour, qui a priori, peut être prise pour thème principal, à la rendre assez passionnante pour réussir à bouleverser les lecteurs. Ajoutons ici, que c’est souvent le style de l’auteur, magnifique pour les uns, beaucoup trop dépouillé ou maniéré pour toucher, pour les autres, qui les diviserait.


          « Un jour, j’étais âgée déjà, dans le hall d’un lieu public, un homme est venu vers moi. Il s’est fait connaître et il m’a dit: « Je vous connais depuis toujours. Tout le monde dit que vous étiez très belle lorsque vous étiez jeune, je suis venu pour vous dire que pour moi je vous trouve plus belle maintenant que lorsque vous étiez jeune, j’aimais moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté.»
C’est ainsi que Marguerite Duras commence son roman.
        De son côté, Albert Camus, quelque quarante années plus tôt (1942, plus exactement), commence L’Etranger comme suit: « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile: « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. »
        Les deux auteurs annoncent une même vérité, celle du Temps, mais chacun en sens inverse, en quelque sorte. Meursault apprend la mort de sa mère avec un naturel désarmant, comme s’il s’agissait de quelque information d’ordre administratif. Son attitude apparemment neutre est juste au fond. C’est une chose qui devait arriver un jour ou l’autre, fatalement. Ce n’est pas la peine de dramatiser. Il n’y a plus qu’à aller à ses obsèques. Mais il ne s’agit pas seulement d’obsèques. Déjà son destin est en marche, il va lui aussi vers la mort, vers sa fin prochaine. Puisque finalement il sera exécuté parce qu’il n’aura pas pleuré sur son corps.
         Duras, elle, n’est plus jeune quand cet inconnu lui révèle brutalement qu’il l’aime mieux ainsi avec plein de rides. Il lui fait comprendre, en quelques mots, que sa beauté vient de sa longue et inébranlable passion folle d’écrire. Il lui donne, en fait, sous forme de compliment, le bilan de tout le chemin qu’elle a parcouru dans sa création littéraire.
Meursault va avancer vers l’inéluctable, Duras va remonter sa mémoire. Les deux contextes n’ont rien de commun, certes. Les deux protagonistes se rejoignent pourtant. Dans leur façon étonnamment similaire d’appréhender l’événement. C’est le même rythme qui déchire l’espace, presque décoloré tellement il semble impersonnel alors que cela les concerne directement. Duras comme Camus s’abstiennent de tout commentaire, ne trahissent aucune émotion, si fugitive soit-elle.
         On pense immédiatement que le héros de Camus est bien froid et indifférent et que Duras, elle, garde un silence orgueilleux parce qu’elle est saisie par la justesse de ce qu’elle vient d’apprendre, mais surtout, parce qu’au fond, elle le savait déjà. Elle dira même quelque part: « Les hommes aiment les femmes qui écrivent. »
         Mais ce que nous voulons souligner, c’est que les premières notes de ces deux romans résonnent indéfiniment dans l’espace illimité sans se répandre à travers lui. Elles restent comme suspendues, comme matérialisées, immobiles pour toujours dans l’Ether à cause de leur évidence ontologique immuable si intense et de tout ce qu’elles vont déclencher par la suite. C’est à dire non seulement en ce qui concerne la valeur elle-même de ces deux oeuvres mais aussi et surtout l’énergie créatrice extraordinaire que chacun des deux écrivains a investie dans la sienne, énergie qui, elle, continue bien de vibrer à travers l’univers des lecteurs. 
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         Après ce bel hommage masculin que Marguerite reçoit pour sa beauté devenue ce qu’elle est, non pas parce que son visage a échappé aux morsures du Temps mais justement parce qu’il a laissé ce dernier l’éroder, le creuser, le crevasser, l’auteur va aimer le détailler quelques lignes plus tard.
         Dans une phrase brève, tranchante comme une lame de rasoir, qui ne permet aucun doute possible, elle se résume. Elle n’a jamais été jeune. Elle a vieilli tout de suite. Pour elle le temps a passé plus vite que pour les autres: « Très vite dans ma vie il a été trop tard ». A partir de là et toute la page suivante, elle va nous décrire son visage. « A dix-huit ans il était déjà trop tard(… )A dix-huit ans j’ai vieilli(…..)Ce vieillissement a été brutal(…..). »
         Nous pourrions penser à une belle tête d’un Giacometti, par exemple. Mais Duras a un sens inné du cinéma. Elle nous fait assister plutôt à une séance de simulation, celle d’un véritable tremblement géologique, d’une évolution de la Nature, de la Terre. De l’époque actuelle , elle nous fait remonter avec une vitesse vertigineuse à l’ère lointaine, semble-t-il, de son visage sans ride aucune, parfaitement lisse de laquelle, grâce à la virtuosité magique de la caméra et avec la même vitesse, elle nous fait revenir au point de départ en nous faisant remarquer sur le chemin, les zones principales de son visage qui ont subi les plus graves bouleversements, les plus visibles atteintes de ce vieillissement. Nous « voyons » en accéléré et comme en relief, les grandes convulsions provoquées par  « cette poussée du temps ».
         L’auteur ne lésine pas sur les épithètes, cruellement justes, impitoyables : « yeux plus grands, regard plus triste, bouche plus définitive, cassures profondes » (sur le front). Plus loin, elle dira encore: « J’ai un visage lacéré de rides sèches et profondes, à la peau cassée(….)J’ai un visage détruit. » Une suite de participes passés qui marquent ce désastre d’un sceau définitif irrévocable.
         Mais cette description est comme un rapport scientifique, tout à fait objectif. C’est celle d’un explorateur, très intéressé de découvrir tout cela, tous ces aspects de la vie. Duras ne se confond pas avec son visage. Elle l’observe attentivement comme une carte géographique. Il est extérieur à elle: « Au contraire d’en être effrayée, j’ai vu s’opérer ce vieillissement de mon visage avec l’intérêt que j’aurais pris par exemple au déroulement d’une lecture » Finalement, les grandes lignes de son architecture, elles, n’ont pas bougé: « Je savais aussi que je ne me trompais pas, qu’un jour il se ralentirait et qu’il prendrait son cours normal(..….).»  Cette phrase laisse entendre qu’une certitude réelle habite l’auteur. Elle l’assure déjà que quelque part, un équilibre, une force intérieure va lui permettre un jour de rester elle-même, de pouvoir maîtriser cet affolement du Temps. Elle ne dit pas comment mais on devine que ce sera par quelque chose de très fort en elle, l’écriture. A partir de dix-neuf ans, elle gardera son visage tel quel ou presque, c’est-à-dire qu’ « il ne s’est pas affaissé comme certains visages à traits fins, il a gardé les mêmes contours mais sa matière est détruite. J’ai un visage détruit. » 
(p.10).


         Le travail du Temps sur son visage, c’est tout le travail immense de l’auteur sur le papier. Les profondes et magnifiques rides qui le sillonnent, c’est le ressassement des mêmes thèmes qui l’auront torturée jusqu’à la fin. De la mère, de l’amour absolu impossible, de la folie, de l’errance, du vide de l’ennui, c’est une obsession, une maladie mentale presque : « Je tourne en rond dans mes livres » dira-t-elle. Inlassablement, mais avec génie, elle les reprendra à travers son amour incroyable de la langue aussi.         
        Labourant, retournant, torturant jusqu’à devenir presque folle, les mots, le style, pour en extraire de nouvelles nuances, de nouvelles couleurs, de nouveaux reflets qui pourraient exprimer l’inexprimable. Elle voudra désespérément obtenir l’écriture simple, celle qui exprime l’essence la plus pure possible de ce qu’elle veut dire, nous en donner sa métaphysique.


         Un jour, d’ailleurs, quand elle en sera insatisfaite et par peur de devenir folle, elle se tournera vers l’image, vers le cinéma. Là, pendant les années soixante–dix, elle essaiera d’inventer l’image visible qui révélerait l’invisible. Elle y réussira assez bien, en fait ( Nathalie Granger, La Femme du Gange, India Song, Aurélia Steiner…) mais finalement, c’est à l’écriture qu’elle reviendra définitivement. Le cinéma ne saurait lui être supérieur, décidera-t-elle.
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          Les deux premières pages du roman l’annoncent et le résument en même temps. Entre environ dix-sept ans (sa relation avec le Chinois est alors terminée) et dix-neuf ans, la narratrice a précocement « vieilli », elle précise même que c’est à partir de quinze ans.Tout apparaît sur son visage qui ne trompe pas. Son être profond se prépare à la vie qui l’attend, c’est de là que tout va partir, va se décider, pour le meilleur et pour le pire, semble-t-il.    
        Tout ce que son visage d’adolescente laisse voir est très lourd à porter et pourrait se concentrer dans un seul mot, le désir au sens large du mot, si l’on peut dire. Une force de vie fantastique chez Duras, qu’elle fera sentir à travers toutes ses oeuvres , surtout les plus désespérées, paradoxalement. Dès qu’elle en aura achever une, dans laquelle elle se sera appliquée à détruire d’une manière ou d’une autre, son personnage, son amour, sa vie, comme régénérée, elle sera prête à créer de nouveau…dans une nouvelle destruction. Chaque création a été sans aucun doute un enfantement douloureux comme chez presque tous les artistes, mais on a toujours l’impression qu’elle en est sortie encore plus forte, plus capable d’approfondir sa recherche sur les drames humains. Dans L’Amant, ce désir-force de vie est partout et très fort.    


        D’abord, tuer. Le désir de tuer son grand frère: « (…) Il est arrivé quelque chose lorsque j’ai eu dix-huit ans qui a fait que ce visage a eu lieu( ….).J’avais peur de moi, j’avais peur de Dieu(…..)Je voulais tuer mon frère aîné, je voulais le tuer, arriver à avoir raison de lui une fois, une seule fois et le voir mourir » (p.13).
        Marguerite déteste ce frère parce qu’elle en est terriblement jalouse. Il prend tout l’amour de sa mère. Il ne reste plus rien pour elle et pour son « petit frère». Elle trouve que c’est trop injuste, cela ne peut durer: « C’était pour enlever de devant ma mère l’objet de son amour, ce fils, la punir de l’aimer si fort, si mal et surtout pour sauver mon petit frère, mon enfant…» (p.13). A cette haine, s’ajoutent donc un ressentiment profond pour la mère si partiale dans le partage de son affection pour ses enfants et l’amour réel mais impuissant de Marguerite pour le deuxième frère.
         A travers le roman, nous voyons pourtant que sa révolte contre sa mère est aussi un grand cri d’amour pour elle: « Ma mère mon amour son incroyable dégaine avec ses bas de coton reprisés par Dô, sous les Tropiques elle croit encore qu’il faut mettre des bas pour être la dame directrice de l’école(…) » ( p.31-32). Quant à son comportement envers ce frère, nous verrons plus bas qu’il est loin d’être clair.        


         Son visage trahit déjà une autre vérité terrible qui apparaîtra pourtant bien des années après. L’alcoolisme. Dans lequel la narratrice sombrera plus tard, un substitut à « l’événement de la jouissance » ( cf. La vie matérielle ). « Maintenant je vois que très jeune, à dix-huit ans, à quinze ans, j’ai eu ce visage prémonitoire de celui que j’ai attrapé ensuite avec l’alcool dans l’âge moyen de ma vie(…..) Ce visage de l’alcool m’est venu avant l’alcool. L’alcool est venu le confirmer. J’avais en moi la place de ça, je l’ai su comme les autres, mais, curieusement, avant l’heure » (p.15).
          Nous la remercions pourtant d’avoir tant aimé l’alcool! C’est beaucoup lui et aussi une sorte de folie qui semblait la gagner à cette époque-là qui lui auront inspiré bien des chefs-d’oeuvre parmi lesquels le plus déroutant et le plus attachant, Le Ravissement de Lol V. Stein. Elle l’écrira dans un état second, presque sous forme d’écriture automatique!


          Très tôt aussi, son visage laisse voir le désir sexuel très fort, aussi fort que celui de créer. Les deux ont toujours travaillé étroitement ensemble pour donner cette intensité à la fois brutale et poétique que nous retrouvons dans la plupart de ses oeuvres. « J’avais à quinze ans le visage de la jouissance et je ne connaissais pas la jouissance. Mes frères le voyaient. Tout a commencé de cette façon pour moi, par ce visage voyant, exténué, ces yeux cernés en avance sur le temps, l’experiment. » ( p.15-16).
         Ce désir semble n’avoir aucun rapport avec ce qu’on appelle classiquement l’amour. Il va bien plus loin. Il est comme un instinct d’une curiosité insatiable, qui veut pénétrer et explorer toutes les couches de la vie, traverser toutes les expériences possibles. Un magnétisme puissant qui attire tout, plutôt destructeur, inexplicable, car d’où vient-il? Qu’on a ou pas. « Il n’y avait pas à attirer le désir. Il était dans celle qui le provoquait ou il n’existait pas. Il était déjà là dès le premier regard ou bien il n’avait jamais existé. Il était l’intelligence immédiate du rapport de sexualité ou bien il n’était rien. Cela, de même, je l’ai su avant l’experiment. » (p. 28-29).

        C’est ce « rapport de sexualité » qui animera essentiellement la vie amoureuse de ses personnages principaux, presque toujours des femmes. On sait beaucoup de choses sur elles, on en sait très peu sur ses héros masculins, sur ce qu’ils pensent, comment ils souffrent, à part le vice-consul, dans l’ouvrage du même titre (Le Vice-consul, éd. Gallimard).
        Duras ne raconte jamais une histoire d’amour ordinaire, c’est d’abord celle de deux êtres qui veulent immédiatement comme s’anéantir dans leur attirance sexuelle réciproque. Elle soulignera toujours cette fulgurance instantanée, cette violence qui n’a pas de mots pour être bien décrite, dans l’union des deux formes humaines que Dieu a créées. Elle ne croira jamais à la notion du couple, à la fidélité. Le vrai amour doit mourir. C’est par une séparation, une mort qu’il se perpétue. De toute façon, il n’est jamais question de promesse de bonheur, d’avenir. Dans Le Ravissement de Lol V. Stein, Anne-Marie Stretter hypnotise Michael Richardson de « ce non-regard qu’elle promenait sur le bal » (Le Ravissement de Lol V. Stein, Gallimard- Folio, p.16) dès que leurs yeux se rencontrent. Lol ne reverra plus son fiancé.
         Dans L’Amant, l’adolescente demande au Chinois qu’ il fasse « comme d’habitude avec les femmes »,(…) « elle le supplie de faire de cette façon-là » et aussi « elle préférerait qu’il ne l’aime pas ». Si lui est tout de suite amoureux fou d’elle, voudra rendre cet amour unique jusqu’à demander à son père de l’épouser, il n’en est pas du tout de même pour elle. Il lui plaît, elle le désire et veut s’en tenir là. C’est le corps seul qui semble parler, pas le coeur. Si jeune mais déjà désabusée, presque cynique. L’adolescente sait-elle déjà que chez elle, le désir sexuel ne pourra jamais se satisfaire d’un seul amant, encore moins d’un mariage? Ou pense-t-elle qu’elle ne pourra jamais aimer quelqu’un plus que son « petit frère » ? Le Chinois ne peut imaginer tout cela, il est trop plein d’amour pour elle. Mais ne nous fions pas trop à ce que l’enfant lui dit. Ses paroles laissent percer une souffrance secrète évidente d’autant plus grande que dans sa demande elle se refuse toute émotion.
        Duras choisit pourtant une phrase d’une beauté poétique extraordinaire pour traduire la première extase physique de l’adolescente: « La mer, sans forme, simplement incomparable » (p.50). Encore une fois, cette contradiction chez elle, entre la forme et le fond, pour souligner que tout est plus complexe que l’apparence.


          Ce désir se tourne également vers ses frères. Duras n’a pas peur d’aborder l’inceste. Elle ne cache pas sa passion pour son « petit frère » , mais elle a pour le frère aîné si dét esté des sentiments ambigus: « Avec lui, mon petit frère, je danse. Avec mon amant aussi je danse. Avec mon frère aîné, je n’ai jamais dansé avec lui » (p.68). Elle redoute « l’attrait maléfique qu’il exerce sur tous, le rapprochement de leurs corps » (p.68). Elle ajoutera d’ailleurs une remarque qui en dit long sur leurs points communs à tous les deux malgré l’aspect invivable de leurs relations de famille: « Nous nous ressemblons à un point très frappant, surtout le visage » (p.68). Tous deux aimeront violemment l’alcool. Mais tandis qu’elle sera sauvée en quelque sorte par sa passion d’écrire, ce frère-là finira dans la misère et la solitude, après une existence qui sera un échec du début à la fin.


         Avec son jeune frère, elle n’ira pas jusqu’à l’inceste dans ce roman, mais on sait que Duras voulait écrire ce genre d’amour et elle l’a fait dans son oeuvre Agatha et les lecture illimitées, qu’elle adapta magnifiquement ensuite à l’écran. La mort de Paulo, comme elle l’appelait, est terrassante pour elle. C’est comme la mort du Christ: « Mon petit frère était immortel et on ne l’avait pas vu(….).Le corps de mon frère était mort. L’immortalité était morte avec lui. Et ainsi allait le monde  maintenant, privé de ce corps visité, et de cette visite. On s’était trompé complètement. L’erreur a gagné tout l’univers, le scandale » (p.127).
         C’est aussi sa propre mort: « Cet amour insensé que je lui porte reste pour moi un insondable mystère. Je ne sais pas pourquoi je l’aimais à ce point-là de vouloir mourir de sa mort » (p.129). Marguerite restera longtemps hébétée par cette disparition. Elle était si sûre qu’un amour pareil ne pouvait mourir mais resterait éternel. Parce que ce frère, c’était elle, c’était son sang, son âme. On dit souvent qu’elle voulait le protéger des coups de la vie et qu’il ressemblait à son amant et à son amie Hélène Lagonelle par sa faiblesse. Mais ce que l’on peut remarquer surtout, c’est qu’il fut sans doute l’être qu’elle a le plus purement désiré et pour lequel aussi elle a ressenti l’amour le plus vrai, le plus inconditionnel. Un amour qui la transformait, l’élevait…qui lui a permis aussi d’écrire de si beaux passages, si sincères, où toute trace de cynisme ou de cruauté a disparu.  


          Ce désir physique si intense chez elle se porte aussi sur son amie de pension, Hélène Lagonelle, blanche comme elle. C’est une nature si opposée à la sienne qui a « Le corps mince, presque chétif, des seins d’enfant encore, fardée en rose pâle et en rouge » ( p.29).  Duras ne décrit pas Hélène, elle la sculpte véritablement. Cette dernière surgit devant nous du granit pur comme une magnifique statue, plus exactement un splendide buste de nu à la Magritte. Sa beauté va bien plus loin que la beauté physique simple. Elle est d’autant plus saisissante que Duras la moule dans des mots abstraits génialement choisis: « Ce qu’il y a de plus beau de toutes les choses données par Dieu, c’est ce corps d’Hélène Lagonelle, incomparable, cet équilibre entre la stature et la façon dont le corps porte les seins, en dehors de lui, comme des choses séparées. Rien n’est plus extraordinaire que cette rotondité extérieure des seins portés, cette extériorité tendue vers les mains » (p.89).
          Elle éprouve pour sa belle amie une passion presque sauvage, qu’elle a du mal à retenir: « Je suis exténuée du désir d’Hélène Lagonelle. Je suis exténuée de désir» (p.91). On parle souvent du fantasme de voyeurisme que Duras reprend dans d’autres romans. Dans Le Ravissement de Lol V. Stein, Lol, cachée dans un champ de seigle, regarde longtemps la fenêtre de la chambre d’hôtel où son amie Tatiana et Jacques Hold font l’amour. Dans L’Amant, Marguerite « voudrait donner Hélène Lagonelle à cet homme » (p.92). Elle voudrait jouir à travers son amie. Fantasme ou pas, il peut se comprendre comme le désir fou de partager cette ivresse érotique qu’elle ressent pour la première fois de sa vie. C’est une extase sans ego, sans instinct de possession, sans frein moral, parce qu’elle n’aime pas son amant, elle ne veut pas le garder pour elle seule,  jalousement. Ce genre d’attachement ne lui traverse jamais l’esprit. Ensuite, la sensualité si naturelle d’Hélène, parfaitement libre encore de tout interdit, qui lui permet d’être « impudique », de se promener « toute nue dans les dortoirs », enchante Marguerite.
         Envie-t-elle secrètement cette beauté si audacieusement innocente et si éclatante? Se sent-elle alors comme dépouillée injustement de ce qui fait le charme de la femme?     « Elle est beaucoup plus belle que moi, que celle-ci au chapeau de clown, chaussée de lamé, infiniment plus mariable qu’elle, Hélène Lagonelle(…) » (p.90). Il semble bien que non. Dans d’autres passages, elle souligne la priorité de « l’esprit sur le corps » (p. 26-27) et elle se sait supérieure à Hélène par ce « rapport de sexualité » qui lui donne tant d’assurance et de maturité « Hélène Lagonelle, elle, ne sait pas encore ce que je sais…..elle ne saura jamais ce que je sais » (p.91). Marguerite n’envie donc pas le sort qui attend probablement Hélène, tout juste bonne à se faire épouser.
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          Mais est-ce contre cette lassitude, contre ce visage qui montre trop son inclination si grande pour le plaisir physique que sont introduites sans aucun lien réel avec la trame du roman, deux autres figures féminines, très différentes, elles aussi, de la narratrice? Il s’agit de Marie-Claude Carpenter et Betty Fernandez.
          Duras se souvient brusquement d’elles et éprouve le besoin de parler d’elles, de les décrire. Elle nous fait comprendre qu’elles sont des « collabos » mais cela ne l’empêche pas de ressentir pour toutes les deux une admiration sans bornes, une forme de désir, allégé, épuré. Elle ne dit rien de leur visage, seulement qu’ elles ont les yeux très clairs toutes les deux et semblent « déplacées » dans la vie , se mouvoir dans quelque  « ailleurs ». Cela suffit à la narratrice pour oublier leurs activités de traîtres. Ce qui émane d’elles lui semble bien plus important. Les « robes neutres, strictes, très claires, blanches comme l’été au coeur de l’hiver » (p.82) de Marie-Claude Carpenter flottent à jamais dans les prunelles de Marguerite.Tandis que Betty Fernandez l’émerveille :  « mince, haute, dessinée à l’encre de Chine, une gravure,(…).cette étrangère qui passe sans voir. Souveraine. » (p.83). Les pages sur ces deux silhouettes quasi-mythiques sont un véritable poème libre. Comme une aspiration folle de l’auteur de devenir comme elles des créatures du vent, de l’insaisissable, de se glisser dans un corps qui semble s’être libéré de toute pesanteur. Duras évoque le sien, frêle et gracieux d’adolescente mais devenue adulte et esclave de sa plume, elle délaissera vite toute élégance et toute féminité. On la verra presque toujours en pull à col roulé, jupe banale, chaussettes affreuses et souliers plats non moins affreux. Ce sont ses grosses lunettes qui feront son charme.


         Les autres héroïnes durassiennes aussi seront éthérées et comme indifférentes au monde dans lequel elles évoluent, plus comme des ondes que comme des corps humains. Toujours le contraire de Duras, si matérielle, si bien accrochée à la terre, sinon elle n’aurait jamais pu écrire comme elle l’a fait!
         Nous pensons naturellement à Anne-Marie Stretter que l’enfant appelle dans L’Amant « La Dame de Savannakhet » (p. 109) et à Lol V. Stein, son héroïne préférée, celle qui faillit la rendre folle comme elle. Vivant près d’une mère souvent hystérique, de deux frères, l’un haï, l’autre presque divinisé, Duras fera vivre ses personnages féminins les plus aimés non pas dans une recherche du bonheur, mais dans un monde quasi-irréel, celui de l’ennui, du vide, de l’idée fixe qui tourne à la folie (Lol Stein), un univers bien loin de l’enfer familial et de la médiocrité du quotidien. Lol V. Stein, par exemple, « restera » pendant dix ans dans la salle de bal du Casino municipal de T. Beach, à « regarder » intensément son fiancé partir à jamais avec Anne–Marie Stretter, une femme « maigre» ,(….à la « grâce abandonnée, ployante, d’oiseau mort » (Le Ravissement de Lol V. Stein, p.15, édition Gallimard- Folio), avant de devenir folle quand elle se « réveille » enfin.
        Toutes les deux eurent comme modèles des femmes qui ont réellement existé. La première, de son vrai nom Elizabeth Striedter, très belle et pour qui un homme se suicidera. Marguerite l’apercevra dans son enfance et gardera d’elle un souvenir éblouissant et inoubliable parce qu’elle scandalisait avec ses nombreux amants comme elle-même avec le Chinois. Marguerite se sentira toujours proche d’elle parce qu’elles ont choisi toutes les deux la transgression, le défi à la société bien-pensante.
        Quant à Lol V. Stein, l’auteur a pu observer une malade mentale toute une journée sans que cette dernière ait prononcé un mot. Ce fut une autre sorte de fascination pour elle, une rencontre unique qui la bouleversa profondément ( cf. Dits à la télévision. Entretiens avec Pierre Dumayet , éd. atelier- E.P.E.L., 1999 ).


          Mais n’oublions pas les deux autres personnages féminins qui marqueront également Duras et dont elle parle dans L’Amant. La folle de Vinhlong qui la poursuivra, un jour , dans la rue et épouvantera l’enfant qu’elle était alors. Et la mendiante. Ces deux figures sont souvent considérées comme une sorte de double de la narratrice, hantée par tout ce qui touchait à l’errance et à la folie, vers lesquelles elle se sentait fatalement emportée à cause de l’exigence cruelle de son génie. Ce dernier voulant toujours aller plus loin, vers plus de danger dans la création.
         La mendiante. Une obsession lancinante. Incontournable. Elle symbolise certainement toute la misère et l’incompréhension du monde et Marguerite la décrit très longuement dans Le Vice-consul, mais elle nous fascine personnellement d’une autre façon.
         Par exemple, Anne-Marie Stretter et Lol souffrent beaucoup de leur folie amoureuse, mais elles vivent dans un univers protégé puisque la première est femme d’ambassadeur et la deuxième, celle d’un chirurgien.
         La mendiante, elle, n’a rien et n’est rien. Chassée par sa mère parce qu’enceinte, elle est le déshonneur de la famille. Depuis dix ans, elle suit son destin haletant. Traversant des montagnes et des plaines, longeant des fleuves, elle arrive jusqu’à Calcutta, jusqu’aux alentours de l’ambassade de France. Chauve, décharnée, estropiée, devenue stérile, elle n’a cessé de marcher, toute seule, avec pour tout bagage, un désir de vivre presque surhumain. Elle sait se nourrir en attrapant des poissons dans le Gange et les mangeant tout crus, sur place. Son errance est terrible mais magnifique aussi. C’est comme une liberté immense, avec un horizon toujours à perte de vue, un long poème chaotique. Elle semble ne faire qu’un avec le vent et tous les éléments de la nature. Elle ne sombre pas dans le désir de se donner la mort comme Anne-Marie Stretter ni dans la folie paralysante comme Lol. D’où lui vient cette énergie qui lui donne la force de rire et de mêler à son rire quelque chant de son pays natal? Et que signifie-t-il ce rire? La folie?La douleur? Et pourquoi pas tout aussi bien l’expression de quelque équilibre intérieur, mystérieux, intense, merveilleux, qu’elle seule peut comprendre et savourer? Ce rire, ce chant, ne peuvent-ils être une sorte de joie de vivre, dans un dénuement splendide, comme celui de ceux qui sont heureux d’avoir tout quitté dans la vie, de ne posséder plus rien ? Qui sait?  

         Mais le désir le plus profond de Marguerite Duras, c’est celui d’écrire. Sa première expérience sexuelle est décisive dans sa vie. C’est une véritable initiation que symbolise la traversée du grand Mékong, mais dans maints passages du roman, elle ne manque pas de souligner qu’écrire c’est cela son unique passion, celle qui la fait vivre et lutter envers et contre tout.
         D’abord, alors que ses deux frères n’ont aucun avenir, alors qu’elle vit dans une ambiance loin d’encourager aux études même si la mère est « la dame directrice de l’école » (p.32), Marguerite est une excellente élève. C’est bien pour cela aussi que la directrice du pensionnat « l’a laissée habiter le pensionnat comme un hôtel » (p.88). Sa mère veut pour elle « le secondaire et puis une bonne agrégation de mathématiques » (p.11). Mais sa fille est bien plus ambitieuse. Devenir écrivaine, un idéal inimaginable à l’époque, avec une mère comme la sienne de surcroît: « Je vois bien que tout est là.Tout est là et rien n’est encore joué, je le vois dans les yeux. Je veux écrire » (p.29). Un peu plus loin, elle ajoute: « Je lui ai répondu que ce que je voulais avant toute autre chose c’était écrire, rien d’autre que ça, rien. Jalouse elle est » (p.31).
         Quand elle accompagne le Chinois pour la première fois à sa garçonnière, quand il comprend qu’elle n’a aucun sentiment pour lui, mais vient chez lui « comme les autres femmes » , « il dit qu’il est seul, atrocement seul avec cet amour qu’il a pour elle. Elle lui dit qu’elle aussi elle est seule. Elle ne dit pas avec quoi » (p.48). C’est cette dernière très courte phrase qui capte notre attention. Ne veut-elle pas dire qu’elle est seule avec son désir immense d’écrire?  Et d’abord, écrire l’histoire de son épouvantable famille, pour exorciser toute la haine et l’amour à la fois qu’elle ressent envers elle. Elle ne se doute pas que ce thème l’ obsèdera toute sa vie d’écrivaine. Un désir qu’elle veut réaliser à tout prix.
         « L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne(….) » (p.14).Ecrire pour elle, c’est écrire l’histoire de sa vie qui sans l’écriture n’existe pas. Duras est aussi catégorique pour l’art d’écrire que pour le désir sexuel, on l’a ou pas, on s’y donne toute entière ou pas du tout. Sa lucidité est effrayante et sans appel: « Quelquefois je sais cela: que du moment que ce n’est pas, toutes choses confondues, aller à la vanité et au vent, écrire ce n’est rien,(……) écrire ce n’est rien que publicité » (p.15).
         Pour elle, vivre, c’est écrire, sinon la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Proust en a eu conscience après ses expériences extratemporelles, comme celles de la petite madeleine, du pavé dans la cour du prince de Guermantes, par exemple. Il a compris que seul l’art pouvait éterniser la vie et ne cessa plus dès lors d’écrire jusqu’à sa mort pour essayer d’achever A la Recherche du Temps perdu. Pour tous les deux tout partait de là. Seulement Duras en a eu la certitude dès l’âge de douze ans.   
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          Mais dans les passages marquants où elle évoque si bien les stigmates qui ont alourdi son visage d’enfant, Duras glisse incidemment ceux sur ce qu’elle appelle « l’image ». C’est une allusion non moins importante que celle du « visage », sinon plus.
La traversée du Mékong n’a jamais été prise en photo, elle n’existe donc pas en un sens. Il n’en reste pas de preuve. Seule Duras la garde en elle, dans sa mémoire et « Dieu seul la connaissait(….).Elle (cette image), n’a pas été détachée, enlevée à la somme. » (p.17). Et la narratrice termine avec cette phrase–clé: « C’est à ce manque d’avoir été faite qu’elle doit sa vertu, celle de représenter un absolu, d’en être justement l’auteur » (p.17).
L’image est née d’elle-même, elle vient d’un autre monde, de l’intemporel. Elle est une création pure de l’auteur, de son esprit. Les pages 16-17 dans lesquelles l’auteur insiste sur l’image auto-créatrice, rejoignent dans la première page du roman le deuxième paragraphe, celui qui suit la rencontre avec l’inconnu « dans le hall d’un lieu public » :  « Je pense souvent à cette image que je suis la seule à voir encore et dont je n’ai jamais parlé. Elle est toujours là dans le même silence, émerveillante. C’est entre toutes celle qui me plaît de moi-même, celle où je me reconnais, où je m’enchante » (p.9).

         Tout ce passage représente ce qu’il y a de plus personnel, de plus intime chez l’auteur, c’est comme un complicité merveilleuse entre le Créateur et elle. Cette entente secrète reste éternellement opérationnelle, son effet presque magique ne diminue pas, il reste toujours aussi puissant, aussi efficace. D’ailleurs pour le prouver, Duras utilise le présent et l’épithète « émerveillante » tandis qu’elle-même « s’enchante » . Autrement dit elle ne fait qu’un avec Dieu, elle se tire seule, de ses propre forces, du Néant, du Rien. Elle n’est pas née de sa mère et de son père. Elle est son propre démiurge par l’écriture, l’instrument merveilleux qu’IL a choisi de lui offrir pour se créer, pour se construire à chaque moment de son existence, même si parfois elle a confondu Sa présence avec celle de l’alcool.
         Alors, ici, dans ce passage si intense, si particulier, Duras dépasse l’autobiographie, elle nous fait entrer dans la pure fiction, dans le roman, le vrai.

         Ces quelques lignes qui pourraient passer presqu’inaperçues pour le lecteur un peu pressé ou distrait, sont les plus belles du livre. Elles nous révèlent une Marguerite  Duras emplie d’une joie ineffable. On ne voit plus son visage « dévasté » ou « détruit » , mais irradiant la lumière de la force créatrice par les mots, celle qui va la faire se voir sur le bac « pendant la traversée d’un bras du Mékong » (p.17),  avec « sur la tête un chapeau d’homme aux bords plats, un feutre souple couleur bois de rose au large ruban noir » (p.19).




     novembre 2006    à Tokyo




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